Dossiers Cyna > La Passion du Christ

De retour derrière la caméra après son brillant Braveheart de 1995 qui lui valut 5 Oscars (dont ceux du meilleur réalisateur et du meilleur film), Mel Gibson s'attaque près de dix ans plus tard au genre ô combien délicat du film religieux.

Projet houleux

Quand l'acteur d'origine australienne avait annoncé son désir de mettre en images les épisodes de la Passion du Christ, de nombreuses associations religieuses - principalement juives - ont immédiatement manifesté une consternation et un affolement extrêmes. Gibson n'est-il pas un fondamentaliste religieux, cette branche extrémiste ne reconnaissant pas le Concile Vatican II ? Rappelez-vous, il s'agissait, pour l'Eglise, de faire la paix avec la religion juive en les déchargeant de la responsabilité de la mort du Christ et de faire acte de répentance, suite aux génocides des Juifs. Il s'agissait aussi de remettre en question les messes en langue vernaculaire, ce qui pourrait expliquer en partie le choix du réalisateur de tourner son film en langues mortes. Avant même le début du tournage, The Passion, comme le film s'intitulait alors, défrayait déjà la chronique. Assailli de lettres très inquiètes de la Ligue Juive pour l'Anti-diffamation, Gibson tenta dans un premier temps de rassurer son monde. Mais devant son refus de participer à des tables rondes afin de discuter de certains points sensibles du script (co-écrit avec la quasi-inconnue Benedict Fitzgerald), les ligues religieuses effarouchées en appelaient déjà au boycott. Et cela bien avant la sortie du long-métrage, programmée pour le 25 février, mercredi des Cendres. Entièrement financé à hauteur de 25 millions de dollars par Icon, la société de production de Gibson, le film était un véritable pari personnel, mené à terme avec courage et obstination. Un risque énorme, compte tenu des scores plutôt faibles réalisés généralement par les films du genre et la cabale médiatique qui entourait le projet bien avant sa sortie.

Qui a oublié le flop commercial et la véritable hystérie qu'avait provoqué en son temps la sortie du pourtant brillant et bouleversant La Dernière Tentation du Christ de Martin Scorsese ? Long-métrage qui avait également suscité indignation et colère dans les communautés religieuses, et au nom duquel plusieurs cinéma furent brûlés (!) dans le monde, dont un à Saint-Michel à Paris. L'iconoclaste et hilarant La Vie de Brian des Monty Python souleva le même genre d'indignation et des représailles similaires. Avec pareille compagnie du côté des films polémiques sur Jésus, La Passion ne pouvait qu'être fier...
L'unique apparition de
Jésus dans La vie de Brian
lui vaudra juste un "Speak up !"
Sauf que La Tentation et Brian ont déclenché des polémiques au sein des Catholiques, qui refusaient de voir les films en jugeant (à tort) qu'ils étaient anti-chrétiens ! Les films sont donc, finalement, dans des camps opposés... Même s'ils ont tous un but plus ou moins avoué : dépeindre Jésus avec un peu plus d'humanité que les images d'Epinal habituelles.

Son film achevé, Mel Gibson vit les portes des studios se refermer les unes après les autres devant lui. Personne ne voulait distribuer ce long-métrage trop... incendiaire. C'est donc à une maison de production indépendante, Newmarket Films - qui avait déjà distribué de petits bijoux comme Donnie Darko, Memento, Monster, Whale Rider... - qu'il fit appel pour sortir son travail sur les écrans américains. Et après bien des palabres, la France fut l'un des derniers pays à acheter le film. C'est le producteur Tarak Ben Ammar qui se jeta à l'eau, après que Luc Besson (Europa Corp.) se soit un temps montré intéressé par le film. Accompagnée d'une polémique grandissante et parallèlement d'une fièvre religieuse sans précédent dans l'histoire du cinéma, divisant critiques et public, The Passion of the Christ, comme il fut renommé suite à un problème d'enregistrement du titre en accord avec les distributeurs, fit sensation le jour de sa sortie.

Si bien qu'après quelques semaines d'exploitation, le film se dirigeait déjà tranquilement vers les 400 millions de dollars de recette, le plaçant largement en tête du Box-Office pendant trois semaines. Ce succès est probablement en partie dû au lobbying des associations religieuses catholiques qui vont voir le film en groupe et y retournent pour le promouvoir. Ahurissant ! Le film brise ainsi le record détenu par Matrix Reloaded aux Etats-Unis (281 millions de dollars) dans la catégorie "R-Rated" (films interdits aux moins de 17 ans non accompagnés). Le film n'a plus qu'une douzaine de millions de dollars de retard sur Le Retour du Roi en tenant compte du nombre de jours de sortie (34). Il fait actuellement 30% de mieux sur les chiffres quotidiens que Return of the King, ce qui lui garantit un minimum de 360 millions de dollars, et peut-être dans les 380 à 400... Même la bande originale du film n'échappe pas au tourbillon du succès et se classe confortablement en tête des ventes de soundtracks.

La scène du « Père, pardonne-leur » : prix du maquillage pour la Passion, et prix de la photo pour la Tentation...

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Antisémitisme et vérité historique

Dans le jardin de Gethsemani
Mel Gibson savait ce dans quoi il s'embarquait en optant pour le récit incroyablement viscéral et puissant des douze dernières heures de la vie de Jésus de Nazareth, entre son arrestation à Gethsemani et sa crucifixion au Golgotha. Tout le monde, à présent, ne parle plus que de ces deux heures et six minutes réalisées avec sincérité et talent, et avec une violence crue souvent insoutenable et parfois un peu trop complaisante. Beaucoup s'obstinent encore à y voir un panégyrique de l'antisémitisme. Disons le tout net, je ne considère pas The Passion comme un film antisémite. Tout au plus est-il anti-Pharisien. Et encore. Mais le dernier travail de Mel Gibson ne m'a jamais semblé être anti-juif. La réalisateur a, dès le départ, prit le parti de suivre le plus fidèlement possible les passages rapportant le martyre du Christ dans les Evangiles. Celles-ci, écritent plusieurs années après les faits et dans un contexte particulier, offrent une image péjorative des Pharisiens, faite de perfidie, d'hypocrisie et caractérisée par un comportement rituel attaché à la lettre de la loi et dédaigneux de son esprit. Comme beaucoup l'auront rappelé avant moi, il est possible de condamner les actions d'une poignée d'hommes (dans ce cas-ci les Pharisiens et leurs fidèles) mais l'on ne peut tenir pour responsable de ces mêmes actions l'intégralité d'un peuple (ici les Juifs), surtout 2000 ans après les "faits". Car si les prêtres du Temple rallient un certain nombre de personnes à leur cause (ceux qui rouent Jésus de coups et lui crache à la figure dans le Temple ou qui réclament sa crucifixion) avant de condamner le Christ et de le confier aux "bon soins" des Romains, beaucoup de personnages juifs se soucient de Jésus et tentent de lui venir en aide à leur manière tout au long du film. Comme toutes ces femmes en larmes qui hurlent aux romains d'arrêter de faire du mal au "Seigneur" ou à "l'Homme Sacré" sur le Golgotha. Tout comme ce Juif pénitent, Simon de Cyrène, forçé par les romains d'aider le Christ à porter sa croix. Ce même Simon qui s'interposa pour éviter que les romains ne fouettent davantage le "Roi Sacré". Il fit du mieux qu'il put avant de s'en aller, en larmes.

Le méchant du film
Vous l'aurez compris, l'image renvoyée par les médias n'est pas aussi univoque que l'on aimerait le faire croire. Non, tous les Juifs ne sont pas mauvais dans le film. Mais Gibson met sans doute davantage l'accent sur l'aveuglement et l'endoctrinement de plusieurs d'entre-eux, et ceci dans un but bien précis. Les Juifs servent ici de métaphore ou de symbole humain. L'erreur est humaine. L'Homme est cruel, avide et aveugle. Le film ne fait que transposer sur écran géant ce constat simple et universel. Les Pharisiens se soucièrent plus de leur pouvoir et de leur autorité religieuse mise à mal par le Christ que de savoir si ce dernier était vraiment le Messie tant attendu. Les Juifs n'ont pas inventé la corruption, et l'histoire du christianisme est jalonnée d'actes répréhensibles posés au nom de la politique, du pouvoir et de l'argent.
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« C'est pas moi c'est lui ! »

Beaucoup évoquèrent également le cas des Romains, présentés sous un jour plus avantageux, paraît-il, que les Juifs. Encore une légende à mon sens destinée à entretenir la polémique. Le supplice infligé à Jésus par les légionnaires, leur plaisir bestial a le fouetter, les insultes, les moqueries, les crachats, les rires sadiques et les tortures nous donnent au contraire une image peu flatteuse des grands civilisateurs de l'Occident ! D'autres parlent aussi du personnage de Ponce Pilate, dépeint selon eux de manière trop... sympathique. Dans le film, Pilate est un procurateur qui ne comprend pas l'obstination des Pharisiens à vouloir tuer Jésus et qui, partagé entre son incompréhension et sa crainte de César - qui s'apprête à le punir en cas de nouvelles émeutes en Palestine - , décide finalement d'accéder à leurs désirs, tout en prenant soin de s'en "laver les mains" au préalable. Pilate ne m'a jamais semblé être autre chose qu'un exécutant pris dans la tourmente de la violence. Devait-il être dépeint de manière plus sauvage pour décharger les Pharisiens de leur fardeau ? Dans La Dernière Tentation du Christ,
Dans les deux films, un homme face au doute
Pilate ne dispose que d'une seule scène, mais quelle scène...! Pilate/Bowie n'y est qu'un exécutant romain "intrigué" par cet homme qui se prétend capable de miracles, et qui s'engage dans une discussion politico-ésotérique avec lui... Dans La Passion, il n'est pas non plus présenté comme un tyran, et semble plutôt avoir l'impression que Jésus lui-même a accepté son propre destin. La sauvagerie des légionnaires romains suffit à démontrer qu'il n'est absolument pas question de faire d'eux des personnages compatissants agissant à contre-coeur. Ce sont les Romains qui, concrètement, torturent et crucifient le Christ tout en y prenant plaisir. Le film est-il anti-romain pour autant ? Non. Le film s'attarde à mettre en lumière la cruauté, les faiblesses humaines, et ne sert qu'un seul et unique propos : c'est l'Humanité qui a crucifié Jésus de Nazareth. Il n'est pas uniquement question de Juifs ou de Romains. L'époque, le lieu et les circonstances l'ont voulu ainsi. Mais le Christ est mort par l'Homme et... pour l'Homme. Ainsi, dans la scène de crucifixion, ce sont les mains de Mel Gibson que nous voyons tenir le marteau et perforer les mains de Jésus. Il s'en explique : "C'est moi qui ai crucifié le Christ, c'est moi qui l'ait mis en croix par mes péchés".
« Sieg Gibson ! »

Traîné dans l'oprobre par une partie de la presse et les organisations juives qui craignent une nouvelle poussée d'antisémitisme, Gibson se défend farouchement : "Être antisémite est contraire aux fondements de ma Foi !". Il est évident que Mel Gibson aura beaucoup souffert des propos tenus par son père, antisémite et négationniste notoire. Mais Mel Gibson doit-il porter le fardeau des horreurs proférées par son géniteur ? Il ne s'est jamais prononcé en faveur des idées horribles son père, mais ne les a jamais explicitement mis en cause non plus. D'où cette assimilation d'idées un peu facile. Peut-on reprocher à Gibson de ne pas vouloir livrer son père en pâture sur la place publique en le pointant du doigt ? Difficile à dire. Il est indéniable, par contre, que le caractère extrémiste notoire - qui ne fait aucun doute ! - ne joue pas en faveur du réalisateur/acteur. Dans cette optique, le pas est rapidement franchis. Il devient plus facile d'estimer que le long-métrage porte la marque nauséabonde de l'idéologie de son géniteur, que certains plans s'attardent trop sur les nez crochus des Juifs ou que le film flatte les chrétiens dans le sens du poil dans un contexte post-11 septembre prônant un retour aux "anciennes valeurs", à une recherche identitaire qui trouve un écho dans des propos pré-Concile Vatican II (puisqu'un Concile III est à l'étude, encore plus libéral, s'éloignant donc encore plus des "racines"). Les créateurs de South Park s'en sont donné à coeur joie en diffusant un épisode intitulé La Passion des Juifs, où Cartman crée un fan club de Mel Gibson inspiré du troisième Reich.
On y pose la question du pardon des Juifs, plutôt intéressante, mais le propos est complètement occulté par une représentation un peu trop crétine (même pour cette série) du réalisateur. Représenté au départ comme un amateur de sado-maso (au vu de ses trois films, on peut comprendre le gag), très près de son argent ("Je n'ai pas fait ce film pour gagner de l'argent, c'est bon pour mon âme" - que va-t-il faire de ses 100 millions de dollars gagnés personnellement sur le projet, alors ?), on tombe rapidement dans le délire d'un psychopathe qui termine en retirant son slip et en faisant la grosse commission sur Cartman. Dommage, le débat aurait pu être intéressant mais il a été désamorcé. Toujours est-il que l'épisode a quelques scènes hilarantes au début, quand les enfants vont voir le film et qu'on n'y entend que hurlements (la caméra fixe les spectateurs et on ne voit pas l'écran). Ils n'ont pas tort ! ;-)

Quoiqu'il en soit, rapidement, de nombreux membres du staff et du casting sont venus en aide au réalisateur. Comme le producteur du film, Stephen McEveety, ami de longue date de Gibson et membre d'Icon Productions, descendant de juifs victimes de la Shoah. Ou encore Maia Morgenstern, actrice roumaine de confession juive incarnant Marie, descendante de rescapés des camps de la mort. Pour eux, cataloguer The Passion en tant qu'oeuvre antisémite est d'une profonde injustice. D'autres personnalités, comme Kevin Costner, apporteront ensuite leur soutien au réalisateur dans la tourmente.

Plus récemment ; une étude conduite par l'Institut de Recherche pour la Communauté Juive, a conclu que moins de 2 % des spectateurs ayant assisté à The Passion of the Christ tiennent les Juifs pour responsable de la crucifixion. Et contrairement à ce que laissent entendre les rumeurs, toujours d'après le même Institut, les discussions sur le film semblent avoir un effet positif sur la question. A Paris, un tribunal a récemment refusé d'interdire la distribution de The Passion sur le sol français comme le réclamaient trois frères juifs, proclamant que "Le film en question, adaptation très réaliste des dernières heures de la vie du Christ, ne pouvait être considéré comme une incitation à la haine et à la violence contre les Juifs ou comme un affront envers leur dignité et leur sécurité."
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Du sang et des larmes

Un autre domaine prêtant à controverse est sans conteste l'extrême violence du film. Cette violence, qui peut paraître très excessive, constitue le coeur du récit puisque Gibson ne s'attarde que sur le supplice du Christ. Le mot Passion vient d'ailleurs du latin et signifie "souffrance". Le ton était donné d'emblée. L'objectif avoué de Gibson était de faire un compte rendu 'fidèle' et sans fard du martyre de Jésus, ou plus concrètement de marquer les esprits en montrant de manière crue, brutale mais surtout symbolique, ce que le Christ aurait enduré pour sauver l'Humanité. On est effectivement bien loin de l'image d'Epinal ou du portrait Hollywoodien de cet épisode, superficiel, lisse et détaché de la "réalité". Gibson, lui, décide d'installer le spectateur au milieu de la foule. Il le confronte au plus près aux souffrances du Sauveur. Il oblige chaque spectateur à compter les gouttes de sang, sans lui permettre de se voiler la face... Rien ne nous est épargné. The Passion vise sans conteste une prise de conscience spirituelle et morale. Bien entendu, la manière avec laquelle le spectateur réagira devant cette exposition de chair zébrée et déchiquetée dépendra profondément de son vécu. Beaucoup ne supporteront pas d'être pris en otage par le réalisateur et d'être confronté de force à la torture d'un personnage dont l'existence même est incertaine. D'autres souffriront lors de la séance (comme cette américaine décédée d'une crise cardiaque lors de la scène de la crucifixion !), pleureront toutes les larmes de leur corps et avoueront avoir été profondément émus et touchés par le message universel du réalisateur et par le sacrifice si généreux du fils de Dieu.

Vous l'aurez compris, une grande part de votre jugement sera conditionné par votre vécu en matière de religion. Mais pas entièrement et pas nécessairement. Les athées, dont nous faisons partie, ne sont pas forcément prédisposés à rejoindre le camp de ceux qui ne voient dans The Passion qu'un bain de sang continuel et sans intérêt de plus de deux heures. Si la violence paraît souvent s'éterniser et provoque plus qu'à son tour une sensation bien logique de malaise, nous ne l'avons pas trouvée 'gratuite', au sens que l'on donne aujourd'hui à cette expression dans le cinéma. Pleinement ancrée dans le récit et dans le propos du réalisateur, la brutalité souligne l'importance du sacrifice du Christ et le rend plus authentique. Ou en tous cas plus symbolique, puisqu'il est évident que Jésus perd beaucoup trop de sang pour que cela soit foncièrement réaliste. Beaucoup ont critiqué cette manière de filmer le calvaire du Christ, "à la façon d'un documentaire", comme si l'existence des évènements ou plus précisément leur déroulement ne faisaient aucun doute.
Qui n'aime pas les langues mortes ? ;-p
Suivant les préceptes de sa Foi et des faibles connaissances dont on dispose sur cette époque, Gibson avait, me semble-t-il, tout à fait le droit de présenter de la manière la plus "personnelle" possible un épisode d'un texte sacré en général fortement dénaturé et édulcoré dans l'imaginaire collectif, si bien qu'il en perdait toute substance et toute puissance émotionnelle et morale à force de vouloir ménager toutes les cultures et toutes les sensibilités. Comme la Foi, ce film est une expérience personnelle. Que ce soit pour le spectateur mais aussi pour le réalisateur lui-même. Libre au spectateur d'en retirer la substantifique moëlle.

Pour souligner davantage l'authenticité du récit, et plus que certainement en accord avec ses préceptes fondamentalistes (voir premier paragraphe de l'article), Mel Gibson a opté pour un film entièrement tourné en araméen et en latin populaire (bien qu'il aurait fallu utiliser le grec, langue officielle de l'Empire). L'usage de langues mortes dans le film contribue à son charme, et, de par cette tentative de lui donner plus de réalisme, lui donne paradoxalement une ambiance inédite plus détachée du réel. La plupart des acteurs n'étant pas familiers avec ces langues, ils ont d'ailleurs tendance à parler un peu plus lentement que dans la réalité, histoire d'articuler à peu près correctement leurs mots... Du coup, la plupart des textes sont prononcés au ralenti, et cela contribue une nouvelle fois à cette ambiance éthérée et surréaliste...
Traitement narratif et artistique

Gibson a affirmé sa vision des choses avec beaucoup de larmes, de sueur et de sang. En sortant de la salle, nous n'avons pas eu envie de crier sur les toits la Parole de Dieu. Ce qui ne nous empêche guère de considérer The Passion comme un film intéressant, artistiquement et émotionnellement fascinant. Trahi par Judas, Jésus est arrêté dans le jardin des Oliviers à Gethsemani, au milieu de quelques disciples. A partir de cette scène introductive, le récit mêle brutalité et spiritualité avec les étapes du calvaire christique entrecoupées de flashbacks d'évènements très symboliques de la vie de Jésus (la dernière Cène etc....). Ces scènes, essentielles, constituent une antithèse élégante aux scènes de tortures qu'elles illustrent de propos spirituels, symboliques, profonds et porteurs d'espoir. A tel point qu'on aurait sans doute aimé en voir davantage pour éponger un peu plus l'hémoglobine coulant à flots. Car l'on peut finalement reprocher à Gibson de se 'contenter' de nous présenter l'agonie de ce personnage "mythique", obligeant le spectateur à être nécessairement familier avec son histoire pour pouvoir saisir la juste portée de ce déferlement de violence. Bien qu'athées et croyants soient généralement tous au fait de la vie de Jésus, une heure supplémentaire de film n'aurait pas été de trop pour remettre son martyre dans un contexte plus solide et narrativement plus riche. Isoler la violence aura sans aucun doute fait de The Passion un film beaucoup trop intense.

Jésus portant sa croix : version Gibson, réaliste et crue

A trop vouloir souligner le propos, Mel Gibson tue le propos, diront certains. Et pas forcément sans raison. Mais, curieusement, malgré les déséquilibres évoqués, le film parvient à conserver sa force et... une certaine beauté plastique. Car le talent de réalisateur de Mel Gibson ne fait aucun doute, lui qui était déjà parvenu à rendre la beauté au milieu du chaos dans son superbe "Braveheart". Embelli par le travail d'un directeur photo qualifié, Caleb Deschanel - réalisateur de plusieurs épisodes de Twin Peaks, et directeur photo sur des films comme L'étoffe des Héros, Message in a bottle, The Patriot... - qui, selon le désir de son réalisateur, a donné aux images un esthétisme très inspiré des toiles du Caravaggio (peintre du 16ème siècle), les plans s'enchaînent avec une certaine grâce.

Très contemplative, insistant sur les plans en slow-motion (ce qui peut en énerver plus d'un !), la mise en scène trahit une délicatesse et une élégance qui contraste avec la brutalité des images. La dévotion du metteur en scène est à la hauteur des autres membres du staff, italien pour la plupart (le film ayant été tourné en Italie), comme le décorateur Carlo Gervasi (Titus, Scipion l'Africain...), le directeur artistique Francesco Frigeri (Malena) et le costumier Maurizio Millenotti (Otello, Hamlet, Anna Karénine, Malena). Rappelons que les décors ont été pour la plupart créés au sein des légendaires studios italiens de Cinecitta (où Martin Scorsese avait tourné Gangs of New York il y a peu).

Et la version Scorsese, plus poétique : au ralenti, musique planante

Le film, très réussi visuellement, trouve également un écho supplémentaire dans sa bande-son très réussie, l'oeuvre du quasi-inconnu John Debney. A son actif, on compte les musiques pour la série Star Trek : Next Generation, 3 épisodes de Star Trek Deep Space 9, les séries SeeQuest DSV et The Pretender (générique de la première saison), Tiny Toons (DA) et des films comme The Jetsons : The Movie, Sudden Death, Liar Liar, I know what you did last summer, Inspector Gadget, Spy Kids, The Scorpion King, The Tuxedo, Elf, Looney Tunes Back in Action... Bref, Debney n'était certainement pas le premier compositeur à devoir normalement figurer en haut de la liste de Gibson et pour cause.

C'est au très doué James Horner (Glory, Willow, Legends of the Fall, Braveheart, Titanic), qui composa les musiques des trois films de Mel Gibson, que celui-ci offrit logiquement le projet. Malheureusement déjà très occupé par ses compositions pour les films Radio, Beyond Borders, The Missing et House of Sand and Fog, le compositeur californien refusa, tout comme il avait dû refuser, pour les mêmes raisons, une autre de ses collaborations habituelles, avec Edward Zwick (Glory, Legends of the Fall) sur The Last Samouraï, job qui échoua finalement entre les mains de Hans Zimmer. Gibson s'orienta alors vers l'une des collaboratrices du compositeur Allemand, Lisa Gerrard (Heat, The Insider, Gladiator, M:I 2, Ali, Tears of the Sun), dont le travail sur Gladiator l'intéressait beaucoup. Celle-ci commença à composer plusieurs morceaux mais elle quitta le projet pour une raison inconnue. Et c'est ainsi que le producteur Stephen McEveety prit contact avec John Debney, un ami d'enfance. McEveety lui téléphona et lui confia qu'ils avaient des problèmes pour trouver quelqu'un pour composer les musiques. Il lui envoya le film et Debney, fervent catholique, fut profondément touché. Il composa immédiatement un morceau que Gibson vint en personne écouter chez lui. Séduit, Gibson l'engagea sur le champ et le morceau en question fut utilisé pour le second trailer du film.

Bearing the cross can be fun : version Monty Python

Le premier teaser disposait je crois d'une composition de Peter Gabriel. A ce propos, il est évident que Debney s'est directement inspiré de la world music de La Dernière Tentation du Christ composée par Peter Gabriel, en y ajoutant un côté plus symphonique... Comme pour rendre hommage à cette partition mémorable et inégalable, plusieurs musiciens et choristes de La Tentation ont été invités à partir à la bande son de La Passion, comme Shankar et Ahmed El-Eshmer. C'est ainsi qu'un compositeur de films médiocres s'attaquait à son oeuvre la plus ambitieuse.
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Casting

Le casting, largement inconnu ou méconnu, ajoute à l'authenticité du propos. Jim Caviezel était sans conteste le meilleur choix possible pour le rôle de Jésus de Nazareth. Fervent catholique, acteur de conviction, brillant et au visage expressif mêlé de douceur et de fermeté. Caviezel interprétait déjà une sorte de personnage christique dans le crépusculaire The Thin Red Line de Terrence Malick. Dans ce film humaniste et hypnotique, avec la guerre du Pacifique en toile de fond, il interprète le soldat Witt, pacifiste et dégoûté par la folie humaine. Gibson avait prévenu d'entrée son acteur qu'il pourrait s'agir de son dernier rôle au cinéma. Mais Caviezel s'impliqua littéralement corps et âme dans le projet. Blessé accidentalement dans la scène de flagellation, il eut aussi l'épaule déboitée en portant la croix et fut frappé par la foudre dans la scène de crucifixion (!). L'acteur, aux initiales JC et âgé de 33 ans comme le Christ à sa mort, aura donné son sang pour la cause. Il confère à un personnage souvent très lisse dans les imaginaires, une indéniable charisme.

Passion vs Tentation : "c'est trop LOL !"
Contrairement à la plupart des films bibliques, The Passion nous donne l'image d'un Christ se comportant comme une personne ordinaire. Ce Jésus n'est pas ce hippie propret, silencieux et drapé dans une robe blanche immaculée. Gibson nous montre, dans un flashback, Jésus le charpentier terminant de travailler une table... Tandis que sa mère Marie lui apporte un bol d'eau, il l'éclabousse gaiement dans un épisode touchant d'une relation mère/fils. Ce genre de scène, inhabituelle, où Jésus fait le pitre constitue une bouffée d'air frais bienvenue au milieu de toutes ces descriptions solennelles du Christ. Plus tôt, Caviezel nous donnait un appercu de l'humanité de Jésus à Gethsemani où il gronde ses disciples, endormis, alors qu'ils étaient censés rester éveillés. Jésus n'est pas un faible pour autant. Au cours de sa première entrevue avec Satan, il écrase vigoureusement le serpent du Diable et pose sur celui-ci un regard vif et solide. Aux côtés de Caviezel, dans le rôle de Marie-Madeleine, la bellissima Monica Bellucci est le dernier nom du casting ayant quelque résonance à Hollywood. Hristo Shopov est très convaincant dans le rôle du tourmenté Ponce Pilate, tandis que l'actrice italienne Rosalinda Celentano (The Others) incarne le sombre Satan, doublée par un homme pour donner un statut androgyne ou assexué au Malin.

Mentionnons la réussite plastique du personnage, d'autant plus que Celentano a dû se raser la tête et les sourcils pour le rôle. Mais notre coup de coeur ira à la brillante interprète roumaine de Marie, l'inconnue Maia Morgenstern (Nostradamus). Bouleversante, elle prend souvent le spectateur pour témoin en fixant la caméra d'un regard si intense et profond qu'on ne peut qu'être submergé par toute cette souffrance maternelle. Cet amour éternel et universel d'une mère pour son fils trouve sa sublime quintessence dans la scène où Marie se précipite vers son fils, faisant le parallèle entre Jésus trébuchant portant sa croix sur les pentes du Golgotha et son jeune enfant tombant dans le jardin familial bien des années auparavant. Une scène absolument merveilleuse. Les disciples et légionnaires romains sont talentueusement interprétés par d'illustres inconnus italiens et bulgares.
Attiser les passions

La Passion du Christ est un film dur, un film à message, source sans doute éternelle de controverse. On hésite souvent entre chef d'oeuvre et nanar de violence esthétisante. Le film est à la fois passionnant et repoussant, ce qui fait qu'il ne laisse personne indifférent, et que même si on aime ce film, on est obligé, quelque part, de le détester aussi. C'est en cela qu'il constitue indéniablement une véritable expérience cinématographique.


Un grand merci à Valentine ! :-)
Quelques précisions de la part de Naoki...
- La quasi-totalité de l'article a été écrite par Arion (quel courage !)
- L'écriture s'est ensuite faite à quatre mains. Je me suis principalement occupé d'ajouter quelques paragraphes sur les langues mortes, La vie de Brian, South Park et mon film préféré, La dernière tentation du Christ. Au début nous devions d'ailleurs faire un article opposant la Passion et la Tentation, mais je n'ai pu participer par manque de temps. Je vous invite tout de même à aller lire ma critique sur Cyber Namida, écrite il y a déjà six ans.
- Tous les "Je" sont d'Arion. J'adore l'aspect artistique du film, mais j'ai quelques difficultés avec le fond, notamment la question de l'antisémitisme. Même si dans l'ensemble je suis d'accord avec les propos d'Arion, je me suis senti obligé de délirer sur les illustrations et quelques mauvais jeux de mots pour détendre l'atmosphère ;-)


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